À la sortie d’une Seconde guerre mondiale atrocement meurtrière, l’icône Marcel Cerdan masque dans notre pays une génération fantastique de poids moyens. Robert Charron et Robert Villemain ne sont pas seuls à soutenir la comparaison sur les rings mondiaux. Diouf et Tenet ont un peu vieilli mais les frères Gilbert et Jean Stock, Jean Walzack et surtout Laurent Dauthuille assurent la relève. Dauthuille, un corps sculpté, une « bouille » d’ado avec les yeux bleus et des boucles blondes, est battu deux fois par Pierre Villemain et Cyrille Delannoit en 1947 et 1948. Pour relancer sa carrière, le Picard rejoint Montréal (Canada) où une série de succès le mène jusqu’à l'Américano-italien Jake LaMotta, champion du monde des poids moyens, qu’il bat en dix rounds le 21 février 1949. L’année suivante, lors de la revanche, à l’Olympia Stadium de Detroit (USA), Le Français est mis K.-O. au cours de l’ultime reprise alors qu’il domine « Raging Bull » une bonne partie du match. Il ne manque que treize misérables petites secondes à Laurent Dauthuille, qui a la victoire à portée de poings, pour devenir champion du monde des moyens. À treize secondes près…

Maître chez les poids moyens depuis sa victoire sur Marcel Cerdan le 16 juin 1949, Jake LaMotta conserve une première fois sa couronne contre l’Italien Tiberio Mitri, qu’il domine aux points, en quinze reprises, le 12 juillet 1950 au Madison Square Garden de New York (USA). Sur sa lancée, l'Américano d’origine italienne se décide à mettre en jeu son titre une nouvelle fois. Ce sera contre le Français Laurent Dauthuille, surnommé le Tarzan de Buzenval une forêt de la région parisienne qui est son repaire. Le 13 septembre 1950 à l’Olympia Stadium de Detroit, Laurent Dauthuille réalise pendant les dix premières reprises le combat parfait. Bien qu’ouvert à l’arcade droite, il est superbement agressif et remporte les rounds les uns après les autres. LaMotta, l’œil gauche mi-clos, pourtant habitué à user de ses poings comme des massues, s’énerve. Joey, son frère, a beau s’égosiller assis sur son tabouret de coin, Jake ne réussit rien de ce qu’il entreprend. Chacune de ses redoutables attaques est devancée par Dauthuille qui ne se gêne pas pour décrocher des séries de deux ou trois crochets en contre. À la onzième reprise, le Picard est dominé en puissance par un « Taureau du Bronx » qui se fait plus entreprenant et qui se colle au Français pour récupérer, à chaque fois qu’il le peut. Au douzième round, après avoir réussi de superbes crochets des deux mains à la face et au foie, LaMotta, les bras ballants, joue le rôle du boxeur aux abois, à demi-inconscient. Laurent Dauthuille se laisse prendre à cet attirail de ruses et il se découvre, offrant ainsi les flancs de son corps aux puissants coups et aux swings du champion du monde qui, arrivant jusqu’à la face, secouent le Français qui cède la reprise. C’est l’évidence, Laurent doit calmer le jeu car il a démarré à cent à l’heure, et se contenter de maintenir à distance le tenant du titre mondial puisqu’il mène aux points et qu’il a gagné le match s’il va à terme. À cet instant-là, les spectateurs n’imaginent pas un seul instant comment Dauthuille, avec une boxe aussi complète, peut perdre « son » combat. Ils ne se doutent pas que les hommes de coin du boxeur tricolore vont être - involontairement bien sûr - les artisans de la défaite de Laurent Dauthuille… malgré le gain de la treizième et de la quatorzième reprise.

André Barraut, le manager du Picard, l’invite fermement à ralentir le rythme. Mais derrière Barraut, il y a un bien curieux monsieur, Hernie Blaustein, un Américain bedonnant, qui officie en tant que soigneur-entraîneur, dont ils ont fait la connaissance quinze jours avant le combat. Blaustein, qui a été imposé au manager de Dauthuille par le colonel Grombach et Max Waxman, un type de l’organisation, n’arrête pas de crier, plus fort que Barraut. Waxman, un copain de Joey LaMotta… Georges Peeters, l’envoyé spécial du journal L’Équipe, est effaré devant tant d’affolement dans le coin français. « Nous n’avons jamais été témoins d’une telle confusion dans le coin d’un boxeur », écrit-il. Hernie Blaustein hurle à Laurent Dauthuille, dont les gants pèsent une tonne et qui s’accroche à Jake LaMotta, d’attaquer encore et toujours. « Il est K.-O. ! hurle Blaustein à un Dauthuille qui ne comprend rien et qu’un Canadien français tente de traduire au fur et à mesure. Bats-toi, rentre-lui dedans. Il faut le descendre ! » Pendant ce temps, le pauvre Barraut, de son coté, donne les conseils inverses et ne sait comment faire taire ce fou d’entraîneur. L’infortuné pugiliste français n’y comprend plus rien. Malheureusement, ce sont les conseils de l’Américain qui prônent l’attaque à tout va que Laurent écoute et non son manager qui indique intelligemment à son champion de boxer à distance. Georges Peeters écrit : « Oui, on peut dire que Dauthuille a perdu le titre de champion du monde dans son propre coin. Au quatorzième round, nous avons déjà préparé le « flash » annonçant - comme d’ailleurs tous nos confrères l’ont fait pour gagner de précieuses secondes - la victoire de Laurent. Hélas ! L’ultime erreur de tactique permet à l'Américano-Italien de lancer dans les trente dernières secondes du combat – des secondes qui nous ont paru une éternité - cette meute de coups qui va finalement abattre l’adversaire, soudain acculé ». Dernière reprise. Dauthuille avance. LaMotta est devant lui, les mains en bas, les yeux dans le vague, ivre de fatigue. Pendant les deux premières minutes de ce quinzième round, il laisse le « Tarzan de Buzenval » allonger son gauche. Et puis il se déchaîne et jette les dernières forces qui lui restent dans la bataille. Des forces que le champion va chercher on ne sait où ! Laurent Dauthuille prend des coups, lourds et durs. Le challenger a pourtant réussi jusqu’à maintenant à éviter le danger et à se jouer des attaques du champion. Plus pour longtemps ! LaMotta n’est pas très précis, mais Dauthuille baisse sa garde. Raging Bull l’exécute d’un puissant direct au plexus. L’arbitre compte, très vite semble-t-il. Laurent Dauthuille se relève avant le « dix » fatidique. Trop tard. Voilà que déjà le speaker annonce à la foule - dressée et stupéfaite par ce à quoi elle vient d’assister - la victoire du champion. Jake LaMotta embrasse ses gants et touche à plusieurs reprises le feutre du ring. Il tend ensuite ses gants, grands ouverts, vers les spectateurs. Ce geste est celui du matador qui offre le taureau qu’il vient d’estoquer à « son » public, de « sa » ville. À 26 ans, Dauthuille passe à côté d’un titre de champion du monde des poids moyens, une ceinture qui aurait vengé Marcel Cerdan, pour treize secondes. Le Français a tout perdu. Le contrat stipule que le vainqueur empoche les 60 000 dollars, montant total de la bourse. Quant au vaincu il doit se contenter de 5 000 malheureux billets verts.
Pointages du combat
Voici le décompte officiel des points à l’issue de la quatorzième reprise, unanimement à l’avantage de Laurent Dauthuille ; M. Handler, l’arbitre : 72 points pour le challenger, 68 points à L’Américain (8 rounds contre 6) ; M Lenaham, juge : 78 points à Dauthuille, 82 points à LaMotta (7 rounds contre 6 et un nul) ; M. Aspery, juge : 71 points au Français, contre 69 points au champion du monde (6 rounds contre 4 et 4 nuls).
Déclarations d'après-combat
Jake LaMotta (champion du monde des moyens) : « J’ai battu Marcel cerdan, j’ai vaincu Tiberio Mitri, je savais que je ne pouvais pas perdre devant Laurent Dauthuille. On sourira peut-être, mais je pensais mener aux points à la fin de la quatorzième reprise, et je n’arrive pas à comprendre comment les juges ont pu en décider autrement. Heureusement, pendant la dernière minute de repos, j’ai demandé à Al DeNapoli, mon soigneur, quelle était mon avance : « Tu es fou m’a-t-il répondu. Tu as au moins deux rounds de retard. » Pour faire plaisir à Al et aux gens de Détroit, j’ai donc attaqué en crochets du gauche. Dans mon tir de barrage, l’un d’eux est arrivé juste au menton de Dauthuille, et je l’ai sentir faiblir. J’ai alors donné le maximum et je crois que c’est un autre crochet du gauche au menton qui a amené la fin. Dauthuille est un bon boxeur ; mais il est loin d’avoir le punch de Cerdan ». (Recueilli à Détroit par Jean Kroutchtein).
Laurent Dauthuille (le lendemain du combat) : « Je n’ai pas pu dormir de la nuit et Andrée, ma femme, a tenté vainement de me consoler ; mais je suis certain qu’elle éprouve un plus grand désespoir que moi à l’idée que j’ai pu laisser ainsi échapper une chance unique de devenir champion du monde. Je reconnais avoir commis une grave erreur durant la dernière reprise. Je savais que je menais sans discutions aux points ; mais Blaustein, mon soigneur, me hurla dans l’oreille : « Bats-toi ! Tu peux le descendre ! » C’est pourquoi je n’ai pas écouté André Barraut qui me conseillait plus sagement, je m’en rends compte maintenant, de boxer ». (Recueilli à Détroit par Georges Peeters).
André Morice (Secrétaire d’État à la jeunesse et aux sports), par télégramme : « Avons suivi attentivement votre magnifique combat. Malgré la déception que vous a causée le résultat du match. Ne vous découragez pas. Vous conservez notre confiance ».
Par Olivier Monserrat-Robert