Naissance d'un mythe

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Marcel Cerdan est, toutes générations de Français confondues, l'homme le plus populaire du siècle dernier. En 1948, la France est libre depuis trois ans mais elle n'a pas oublié les affres de la guerre mondiale. Il lui faut un héros et vite. Il sera pugiliste. Le 21 septembre 1948 au Roosevelt Stadium de Jersey City, Marcel Cerdan affronte l'Américain d'origine polonaise Anthony Florian Zaleski, alias Tony Zale, pour le titre de champion du monde des moyens. Naissance d'un mythe.
 
 
À l'horizon de Jersey City, ses usines et ses docks, sur l'autre rive de l'Hudson, il y a New York. Au loin, les sirènes de police crachent leurs décibels dans une fraîche soirée qui enveloppe le Roosevelt Stadium, antre du base-ball. Ce 21 septembre 1948, Marcel Cerdan se mesure au champion du monde de la catégorie des moyens, l'Étasunien Tony Zale. Vingt-mille spectateurs regardent le ring dont on vient de renforcer l'éclairage pour les opérateurs de cinéma. À l'extérieur, les dizaines de vendeurs de la bière "Balentine" qui ont acheté les droits radiophoniques font des affaires d'or… en dollars-or ! À l'intérieur, les organisateurs, eux aussi, se frottent les pognes, malgré le forfait de l'Américain Jersey Joe Walcott, qui devait faire sa rentrée ce soir contre Gus Lesnevich, trois mois après son K.-O des poings de Joe Louis au Garden, blessé à la main lors d'une ultime séance d'entraînement.
 
 
Vincent Cerdan, le frère aîné du champion est là. Il a débarqué en provenance de Buenos-Aires (Argentine) pour encourager son jeune frangin. Il se revoit le poussant sur le quadrilatère de la petite salle de Casablanca (Maroc) où Marcel donna ses premiers coups de poings. Assis près de lui, le docteur Jurmand, praticien de la rue Marbeuf à Paris, qui a remis en état la main droite de Marcel Cerdan après de nombreuses fractures et qui a tenu à suivre son client pour juger du sérieux de son traitement. Edith Piaf est là, au premier rang des fauteuils de ring. Elle a pourtant juré corps et âme, après "l'accident" de Bruxelles face à Cyrille Delannoit, de ne jamais remettre les pieds à un combat de boxe. Fernandel arrive, essoufflé. Sans billet, on lui fait des difficultés pour rentrer : "Je suis Fernandel", hurle-t-il. Les policiers sont sceptiques. Il montre alors son sourire et ses dents : "Plus de doute, vous êtes bien Fernandel… Entrez ! " Crient les sbires en faction. George Carpentier arrive. Il vient de retrouver Jack Dempsey, qui est venu spécialement de Californie où il dirige une école de boxe. Les deux ex-rivaux tombent dans les bras l'un de l'autre. Il y a vingt-sept ans, ils se sont affrontés à quelques pas de là. Monsieur Pierre de Gaulle, Président du Conseil municipal de Paris, et Monsieur Chancel, Consul de France à New York, sont désolés. Ils doivent assister à la première des ballets de l'Opéra de Paris. De Gaulle surtout aurait bien voulu voir ce combat. Il a touché avec admiration les biceps de Cerdan lors d'un entraînement, il y a quelques semaines. À Paris, l'ambiance est enthousiaste. Elle rajeunit certains de près de trois décennies et leur rappelle la place de la Concorde noire de monde, où ils attendaient l'avion qui devait annoncer le résultat de Carpentier vs. Dempsey. Le faubourg Montmartre, où le célèbre quotidien L'Équipe a loué un cinéma de 250 places pour abriter plus de mille sportifs, affiche plus que complet. Au Lido, un dîner réunit Mistinguett, Cocteau, Jean Marais et Marcel Thil, dans l'attente du verdict. Dans un appartement du 17e arrondissement les deux meilleurs potes de Marcel, Paul Genser et Angelo, qui vend des cravates durant le Tour de France, sont réunis en famille. À coté d'eux, des bouteilles de champagne attendent la victoire… Qu'ils prévoient, pour Cerdan, avant la cinquième reprise. À une heure du matin, la voix de Pierre Crénesse, envoyé permanent à New York de la Radio Télévision Française, est le seul fil qui relie la France à Marcel Cerdan. Comme pendant la guerre, la TSF est la radio de l'espoir… En seulement trois jours, les réserves de postes ont été dévalisées et à l'heure qu'il est (une heure du matin à Paris), la consommation supplémentaire d'électricité atteint la zone rouge. Elle se chiffrera à 170.000 kilowatts-heure… à 7 francs cinquante le kilowatt. En une heure, Marcel Cerdan fera gagner 1 million et demi de francs à l'Electricité de France !
 
 
Les "Ricains" sont dubitatifs. Ils ne croient pas trop aux chances du "Frenchie", qui ici n'a convaincu que par son courage. Le tenant du titre est favori à deux contre un. Zale vs. Cerdan n'est pas une affiche majeure aux Etats-Unis. Les Américains préfèrent qu'il y ait un gentil est un méchant, comme dans les contes pour enfants. Cerdan, 32 ans, bien bâti, les a charmés avec son irrésistible sourire. Pendant sa préparation, Marcel a été logé à Loch Sheldrake, à 160 kilomètres de "Big Apple", dans l'hôtel des cinq frère Evans. À l'entraînement, le "Bombardier marocain" a effectué 160 rounds et 100 kilomètres environ de footing. Tony Zale, à 35 ans, a réunifié le titre des moyens en 1941, après des années de confusion. Il est sorti vainqueur d'une épique trilogie face à son compatriote Rocky Graziano. Il s'est entraîné à la Catholic Youth Organisation, 17e Rue à new York, car il est croyant et qu'il n'aime que la ville. Orphelin à l'âge de neuf ans, Antony se retrouve à l'usine dans les aciéries de la Steel Corporation, dans l'Indiana. Sur le ring, il est surnommé Steel Man, l'homme d'acier. Teint hâlé, fossettes creusées et cheveux gominés peignés en arrière, 1,74 m, il est un peu plus grand que Cerdan. Puncheur, il avance sans cesse sur le rival. Depuis son come-back, après avoir servi quarante-quatre mois dans l'U.S. Navy, Zale a enquillé seize K.-O. en 17 combats. Cinq hommes entourent Cerdan dans son vestiaire, quelques minutes avant sa montée sur le ring. Ils sont tous nerveux. Lucien Roupp, le fidèle coach, sous son flegme apparent, est mort d'anxiété. Il sent sûrement qu'il touche au but qu'il s'était assigné. Crénesse, qui ne connaît absolument rien à la boxe, prend possession du micro. Son débit s'accélère lorsque, cinq bonnes minutes après Anthony Florian Zaleski, Marcel Cerdan grimpe sur le ring du Roosevelt Stadium, le visage blême et fermé. Il porte son traditionnel peignoir bleu ciel. Par contre, il n'a pas son short bleu que lui a confectionné sa maman dans les années 30. Cette culotte fétiche qui ne l'a pas quitté de toute sa carrière. Les organisateurs l'ont en effet obligé à porter une culotte blanche à bandes noires, dans la doublure de laquelle il a cousu, comme pour tous ses combats, la médaille de Sainte Thérèse. Dans l'élastique, il a glissé un carton soigneusement plié après l'avoir porté aux lèvres. Dans ce carton, Marcel Jr., son fils aîné, a craché. Marcel, le pied-noir, est très superstitieux. Marcel Jr., 4 ans, a griffonné avec René et Paul, ses deux frères, un télégramme que leur papa a reçu trois heures avant l'heure H. "Frappe fort, Papa chéri ! " Le choc est régi par les règles de la NBA, qui exigent des gants de huit onces (227 grammes), au lieu des six habituelles, moins rembourrés et qui favorisent les puncheurs. Pour mémoire, en France, on utilise encore des quatre onces…
 
 
Pour la première fois dans le cadre d'une réunion de boxe, une vedette de la chanson chante l'hymne américain. Alan Dale, accompagné par un accordéon se tient plein centre du ring et entonne le refrain national. Auparavant, une "Marseillaise" interminable, enregistrée sur un disque vinyle, a été jouée. Cerdan, dans son coin, est toujours très calme. Lew Burton, une vieille connaissance des milieux pugilistiques, choisit les gants. L'arbitre, le local Cavalier, appelle les deux combattants au centre du ring pour leur faire les dernières recommandations. On traduit à Marcel qui acquiesce de la tête. Le gong résonne. Cerdan se signe et se rue à l'attaque. Il est 10h13 à "Big Apple" (3h10 à Paris). Les gosses, maman Marinette et toute la famille Cerdan-Lopez sont autour du vieux poste Phillips, installé dans la salle à manger de l'appartement de Lopez père, à Casablanca. La cité du "Bombardier Marocain" est en liesse. La voix de Crénesse énerve, comme chez des millions de Français. Son vocabulaire technique se borne à quelques palabres, dont "une séparation de l'arbitre" qui restera longtemps dans les annales du commentaire sportif. On s'attend à une entame de combat furieuse du champion du monde. Zale frappe d'entrée, mais la réponse du champion d'Europe est plus dure encore. Avec ses directs des deux mains, il prend l'avantage. Cerdan poursuit son attaque dans la reprise suivante et impose son rythme à un rival qui cherche le corps à corps. Une nouvelle droite du Français lui permet de prendre encore l'avantage. Au terme d'une troisième reprise égale, Tony Zale remporte la suivante, en plaçant un crochet gauche en contre, qui cueille Marcel à la pointe du menton. Cerdan va-t-il craquer devant le travail de démolition entrepris par l'Étasunien ? Non. Marcel repasse à l'attaque, sans cesse, de toute sa superbe, avec ses terribles crochets, face à un Zale qui vise toujours les flancs et le foie… et qui s'accroche. Au micro qui crépite, Crénesse annonce que le champion d'Europe accélère encore au cours du sixième round. Anthony Florian Zaleski est dans les cordes… Dixième reprise. Mais comment le champion peut-il tenir encore debout ? Il semble usé par les coups. Il a le dos rougi et griffé par les cordes. Il encaisse un gauche puissant, avant d'être sauvé par la cloche qui retentit. Onzième reprise. Tony Zale balance un coup à l'estomac de son adversaire. Ce sera le dernier…
 
 
Cerdan, sentant la victoire, entame son chef-d'œuvre. Il balance deux écrasants directs du gauche, puis encore un gauche et un crochet droit. Saoulé de coup, Zale encaisse l'ultime coup de Marcel, un crochet gauche à la face. Ses jambes ne le portent plus. L'homme d'acier s'affale au tapis. Paul Cavalier le retient. Le gong, qu'ici personne n'a entendu, résonne. Winch, l'entraîneur du champion du monde, tire son boxeur encore inconscient et à genoux sur le ring par les épaules. De douzième round il n'y en aura point. Crénesse à beau entretenir le suspens, Tony Zale reste prostré sur sa chaise. L'arbitre fait signe aux soigneurs de sortir du ring et déclare Marcel Cerdan vainqueur par K.-O. technique à la douzième reprise. Cerdan est le nouveau champion du monde des poids moyens. Il est 10h56 à New York, 3h56 à Paris. À Casablanca, à Paris, tout est folie. Dès qu'elle entend le verdict, la belle-mère du champion s'évanouit. À 403 mètres de l'appart familial, devant la brasserie Marcel-Cerdan, Narcisse, oncle de Marcel et gérant de l'établissement, s'effondre lui aussi en terrasse. Submergé par l'émotion. Devant la brasserie, une foule immense s'est réunie. Le midi suivant, elle boira gratis au compte de Marcel. Au même moment en France, où l'ambiance est indescriptible, les bouchons de mousseux sautent allègrement. On danse dans la rue comme au jour de la libération. Nuit de fête. Dans le 17e Angelo et Paul Genser débouchent eux aussi les bouteilles bien fraîches préparées à l'avance. Les journaux, qui ont prévu des tirages record, ouvrent une souscription publique pour Cerdan. Lorsque l'aube se lève sur New York, Casa et Paris, les éditions spéciales s'arrachent. Marcel Cerdan s'est réfugié chez Édith Piaf, à Manhattan. Il est riche de 52 500 dollars, 16 millions de francs, la plus belle bourse qu'il ait jamais empochée. Il ne faut pourtant pas s'extasier sur ce dernier chiffre. Le fisc américain, tout aussi gourmand que le notre, et les frais d'entraînement et de séjour, grèveront énormément son net. Marcel Cerdan ne sait pas encore qu'il est devenu un mythe…

 

 

 

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